5 juin 2013

Le discours de Joss Whedon sur… la vie

Aux Etats-Unis, ils aiment bien le côté cérémonial et rite de passage. Du coup, les diplômés portent une cape et un bonnet carré. (En France, on aime bien aussi les rites de passage mais on a choisi de traumatiser nos ados avec une série d’épreuves absurdes plus connues sous le nom de « baccalauréat ».) Pour en revenir aux jeunes Américains, ils ont donc droit à une cérémonie de remise des diplômes au cours de laquelle un ancien élève-qui-a-réussi-dans-la vie vient leur délivrer un discours pour les préparer à la vie adulte. (Dans le genre, il faut absolument lire C’est de l’eau, le discours de David Foster Wallace qui est à peu près ce qui se fait de mieux dans la catégorie très casse-gueule des « leçons de vie ».)

High-School-Graduation-beverly-hills-90210-3761271-500-323

C’est comme ça que Joss Whedon s’est retrouvé à faire un discours de portée existentielle avec un chapeau ridicule.

whedon

 

Y’a même la vidéo du discours :

(Sur la page Youtube, y’a le meilleur commentaire possible « Awww, he didn’t turn into a giant snake… » – mais bon, ça ne fera rire que les fans de Buffy.)

Du coup, je me suis dit que c’était dégueulasse pour les ados français qui sont privés de ce genre de discours. (Et pour ceux qui ont eu 11/20 au bac en anglais.) Alors j’ai demandé à Ondine de traduire le discours de Joss. (J’ai eu 12/20 en anglais.)

« J’ai assisté à beaucoup de remises de diplômes. Quand j’étais assis là où vous êtes assis, l’orateur était Bill Cosby. Drôle de mec, Bill Cosby. Il avait été très marrant et aussi très bref, et je l’avais remercié pour ça. Il nous avait donné un conseil que j’ai gardé en tête, que beaucoup d’entre nous n’ont jamais oublié, à propos de changer le monde. Il nous avait dit « vous n’allez pas changer le monde, alors n’essayez pas ».

Et c’est tout. Il n’était pas revenu là-dessus. Après, il s’était plaint d’avoir dû acheter une voiture à sa fille, et nous étions partis. Je me rappelle m’être dit « je crois que je peux faire mieux. Je pense pouvoir susciter un tout petit peu plus d’inspiration que lui. »

Donc ce que je voudrais vous dire aujourd’hui, c’est que vous allez tous mourir.

C’est un très bon début de discours de remise de diplômes parce que j’imagine qu’il ne peut que s’améliorer à partir de maintenant. Ça ne peut que s’arranger, c’est très bien. Ça ne peut pas être plus déprimant. Vous avez, en fait, tous déjà commencé à mourir. Ne vous méprenez pas, vous avez l’air d’aller bien. Vous n’êtes que jeunesse et beauté. Vous êtes au top de votre forme. Vos corps viennent simplement de quitter le plus haut sommet de la piste de ski, et voilà maintenant qu’arrive la piste noire à bosses jusqu’à la tombe. Et le plus bizarre dans tout ça, c’est que votre corps veut mourir. Au niveau cellulaire, c’est ce qu’il veut. Et ce n’est probablement pas ce que vous voulez, vous.

Je sens de grandes et nobles ambitions dans ce groupe d’étudiants. Vous voulez devenir politiciens, travailleurs sociaux. Vous voulez être artistes. L’ambition de votre corps : devenir du compost. Votre corps veut faire des bébés et retourner dans la terre pour la fertiliser. C’est tout. Ça semble être un peu contradictoire. Pas très juste. On vous dit « allez découvrir le monde ! » pile au moment où votre corps vous dit « hé, baisse d’un cran. Laisse tomber. »

Et c’est contradictoire. Et c’est justement de ça dont je voudrais vous parler. La contradiction entre votre corps et votre esprit, entre votre esprit et vous-même. Je pense que ces contradictions et ces tensions sont le plus beau cadeau qu’on ait reçu, et avec un peu de chance, je peux vous expliquer pourquoi.

Mais d’abord, laissez-moi préciser quand je parle de contradiction, je parle de quelque chose qui s’exprime constamment dans votre vie et votre identité, pas seulement dans votre corps, mais aussi dans votre propre esprit, par des voies que vous identifiez ou non.

Disons qu’hypothétiquement, deux chemins se séparent dans les bois et que vous prenez le moins emprunté des deux. Une partie de vous va se dire « Regarde-moi ce chemin ! L’autre là-bas a l’air vachement mieux. Tout le monde l’emprunte. Il est goudronné et il y a des Starbucks tous les 30 mètres. Sur celui-là, il y a des orties et le corps de Robert Frost – quelqu’un aurait pu penser à le bouger de là – quelque chose ne va pas. » Votre esprit ne vous dit pas seulement ça, il est sur l’autre chemin, il se comporte comme s’il était sur l’autre chemin. Il fait le contraire de ce que vous êtes en train de faire. Et pour le reste de votre vie, vous ferez, à certains niveaux, le contraire – pas seulement de ce que vous êtes en train de faire – mais de ce que vous pensez être. Ça ne s’arrêtera jamais. Tout ce que vous ferez de tout votre coeur, vous en ferez le contraire. Et ce qu’il faut que vous fassiez, c’est respecter cela, le comprendre, l’identifier, écouter cette autre voix.

C’est quelque chose de rare, mais vous avez la capacité et la responsabilité d’écouter la voix dissidente en vous, pour au moins lui donner la parole, parce que ce n’est pas seulement la clé de la conscience, mais aussi du véritable développement. Accepter sa dualité, c’est gagner son identité. Et l’identité est quelque chose que vous gagnez sans cesse. Ce n’est pas seulement qui vous êtes. C’est un processus dans lequel vous devez être actif. Ce n’est pas simplement imiter vos parents ou ce que vos profs vous ont enseigné. C’est vous comprendre vous-même pour devenir vous-même

Il y a deux choses que je voudrais dire à propos de cette contradiction et de cette tension. La première, c’est qu’elle ne disparaît jamais. Si vous pensez que réussir ou régler quelque chose, qu’une carrière ou une relation fera taire cette voix, ça ne sera jamais le cas. Si vous pensez que le bonheur signifie être en paix, vous ne serez jamais heureux. La paix vient avec l’acceptation de cette partie de vous qui ne pourra jamais être en paix. Elle sera toujours en conflit. Si vous acceptez ça, les choses se passeront bien mieux.

La seconde raison, c’est que si vous construisez vos identités et vos croyances sans les remettre en cause, quelqu’un d’autre le fera. Quelqu’un viendra vous voir, et peu importe vos croyances, vos amitions, il les questionnera. Vous serez alors incapable de les défendre, de tenir vos position, à moins d’avoir fait ce travail vous-même avant. Vous ne me croyez pas ? Essayez de tenir debout sur une seule jambe. Vous avez besoin de voir les deux côtés.

Maintenant, si vous le faites, est-ce que ça veut dire que vous allez changer le monde ? Ça va, j’y arrive, détendez-vous. Tout ce que je peux vous dire à ce stade, c’est qu’on est tous d’accord sur le fait que le monde a besoin de quelques petits changements. Je ne sais pas si vos parents vous ont parlé de ce qui est arrivé au monde mais… on l’a détruit. Je suis désolé… c’est un peu le bordel. C’est un moment difficile pour y entrer. Et c’est un moment étrange dans l’histoire de notre pays.

Le truc avec notre pays – oh, c’est un beau pays hein, je l’aime bien –, c’est qu’il n’aime pas bien les contradiction ou les ambiguités. Il n’est pas fan de ce genre de choses. Il aime que les choses soient simples, qu’elles soient bien étiquetées – bon ou mauvais, noir ou blanc, bleu ou rouge. Nous ne sommes pas comme ça. Nous sommes bien plus intéressants que ça. Et la manière dont on peut commencer à comprendre le monde c’est d’avoir toutes ces contradictions en nous, de les voir chez les autres et de ne pas les juger pour cela. Pour apprendre ça, dans un monde où le débat s’est évaporé au profit des cris et de la brutalité, la meilleure chose à faire n’est pas seulement de revenir au débat honnête, mais de perdre le débat, parce que cela veut dire que vous aurez appris quelque chose et que vous aurez changé de position. La seule façon de comprendre votre point de vue et ses valeurs, c’est de comprendre son opposé. Ça ne veut pas dire comprendre le fou qui crache sa haine à la radio, mais comprendre les honnêtes gens qui ont besoin de l’écouter. Vous êtes liés à ces gens. Ils sont liés à lui. Vous ne pouvez pas échapper à cela.

Ce lien est en partie une contradiction. C’est de cette tension dont je parlais. Cette tension ne réside pas dans ces deux points de vue opposés, mais dans la ligne qui les sépare et qu’ils déforment sans cesse. Nous devons admettre et respecter cette tension et le lien dont cette tension découle. Celui que l’on a, non seulement avec les gens que l’on aime, mais aussi avec tous les autres, même ceux qu’on ne supporte pas et dont on préfèrerait ne pas connaître l’existence. Ce lien que nous avons est une partie de ce qui nous définit

La liberté n’est pas l’absence de lien. Les meurtres en série sont l’absence de lien. Certaines énormes compagnies d’investissements ont réussi à atteindre cette absence de lien. Mais nous, en tant qu’humains, ne pourrons jamais le faire. Nous ne sommes pas supposé le faire et nous ne devrions jamais avoir envie de le faire. Nous sommes tous des individus, bien sûr, mais nous sommes plus que ça.

Alors pour en revenir à cette histoire de changer le monde, il se trouve que ce n’est même pas une question, vous n’avez pas le choix. Vous allez changer le monde, parce que vous êtes justement le monde. Vous ne traversez pas la vie, c’est la vie qui vous traverse. Vous la vivez, vous l’interprêtez, vous agissez et elle est ensuite différente. C’est ce qui se passe en permanence. Vous êtes en train de changer le monde. Vous le changez depuis toujours, et cela devient aujourd’hui encore plus réel qu’avant.

C’est pour cela que j’ai parlé de vous et de cette tension qui réside en vous, parce que – et je ne dis pas ça de manière cliché, mais au sens littéral – vous êtes le futur. Une fois que vous serez venus jusque sur l’estrade et que vous en serez redescendus, vous serez le présent. Vous serez le monde brisé et l’acte même de le changer, d’une façon que vous n’avez encore jamais connue auparavant. Vous serez tant de choses, et ce que j’aurais aimé savoir et que je voudrais vous dire, c’est de ne pas seulement être vous-mêmes. Soyez toutes les facettes de vous-mêmes. Ne vous contentez pas de vivre. Soyez aussi cette autre chose liée à la mort. Soyez la vie. Vivez toutes vos vies. Comprenez-les, regardez-les, appréciez-les. Et amusez-vous. »

graduation Buffy

 

partager ce post sur: facebook | twitter |

 

 

22 commentaires pour “Le discours de Joss Whedon sur… la vie”

  • Sinon pour rester dans le theme, t as ca aussi: http://youtu.be/hAUF8ow6xf0 un peu plus terre a terre mais tout aussi vrai…

    le 5 juin, 2013 à 15 h 27 min
     
  • Là, c’est déjà l’engrenage. J’ai enchainé avec le discours de Will Ferrel, puis celui de Stephen Colbert et là je suis sur celui de Tyrion Lannister…

    le 5 juin, 2013 à 15 h 32 min
     
  • <3

    le 5 juin, 2013 à 15 h 43 min
     
  • Il est bon ce Joss! Dans les discours inspirant, celui de Dave Grohl a SXSW en Mars etait parfait! Tres emouvant

    le 5 juin, 2013 à 16 h 01 min
     
  • trop long, pas lu

    le 5 juin, 2013 à 16 h 23 min
     
  • Merci pour cette trad et merci à ce monsieur pour ce discours.

    le 5 juin, 2013 à 16 h 26 min
     
  • On ferait quoi sans ce Joss ? Pas de Buffy et de Dollhouse.

    le 5 juin, 2013 à 17 h 13 min
     
  • Bah moi, j’aime mieux quand il y a Copain-Kangourou, c’est plus marrant.
    Mais euh… le propos est intéressant, cela étant.

    le 5 juin, 2013 à 18 h 41 min
     
  • NOTRE CERVEAU : CONSCIENCE ET VOLONTÉ

    Il y a des gens heureux : ceux dont la conscience constate avec délice les actes qui ont été posés par eux. Il n’y a pas chez eux de dissonance, il n’y a pas de contradiction : nous sommes satisfaits de constater notre comportement tel qu’il a eu lieu. Et c’est pour cela que l’affect n’est pas trop déçu de ce qu’il observe. L’affect réagit bien entendu : soit il cautionne ce qu’il peut observer comme étant à l’œuvre, soit il est déçu quand il constate le résultat. On peut être honteux de ce qu’on a fait. Nous pouvons nous retrouver parfaitement humiliés par les actes qui ont été posés par nous : par ce que la conscience constate après la bataille. […]

    Bien sûr, nous sommes devenus très forts dans notre manière de vivre avec une telle dissonance : nous réalisons des miracles en termes d’explications après-coup de notre propre comportement. J’écoute parfois, comme la plupart d’entre nous, des conversations dans le métro ou dans le bus où une dame explique à l’une de ses amies à quel point elle était maître des événements : « Elle m’a dit ceci, et tu me connais, je lui ai répondu du tac-au-tac cela, et tu aurais dû voir sa tête… ». Nous sommes très forts à produire des récits autobiographiques où nous intégrons l’ensemble des éléments qui font sens dans une situation, après coup. […]

    Mais dans nos actes quotidiens, dans la façon dont nous réagissons aux autres autour de nous, parce que nous vivons dans un univers entièrement social, il faut que nous prenions conscience du fait que nous avons beaucoup moins de maîtrise immédiate sur ce que nous faisons que nous ne l’imaginons le plus souvent, une maîtrise beaucoup plus faible que ce que nous reconstruisons par la suite dans ces discours autobiographiques que nous tenons : dans ces discours de rationalisation, d’autojustification faudrait-il dire, que nous produisons à l’égard des autres. Il faut bien dire que, sachant comment eux-mêmes fonctionnent, ils n’y croient pas en général. Et nous en sommes les seules dupes.

    http://www.pauljorion.com/blog/?p=35678

    le 5 juin, 2013 à 19 h 51 min
     
  • Vu toute la vérité sur Arte drôle de l’esprit râââ merci bis bald tschuss

    le 5 juin, 2013 à 20 h 57 min
     
  • Il a vraiment tout compris à tout, mais ça on le savait déjà… ce n’est pas le moment du tout mais voilà qui donne envie de se refaire l’intégrale de Buff-Buff !

    le 6 juin, 2013 à 6 h 50 min
     
  • Rah, tellement plus inspirant que le discours que nos profs de « Métiers de la Culture » nous a tenu toute l’année : « Le monde, la loi et le rapport à la culture changent de plus en plus, vous êtes dans la merde, revenez prendre des cours dans cinq ans. » Grossomodo.

    Avec Joss Whedon en fin d’année je sens que je pourrais devenir un homme, un vrai, peser quelque part. Alors que là, je pense me réserver vers une carrière molle. Toute plate. Coquillette beurre.

    le 6 juin, 2013 à 8 h 23 min
     
  • @PeterMoineau : ton prof a (malheureusement?) mille fois plus raison que ce Joss dont le discours est formellement sympa (le type doit l’être tout autant) mais d’un creux abyssal veetigineux ! :)

    le 6 juin, 2013 à 14 h 12 min
     
  • J’ai souffert à chaque phrase ou presque. Sans doute parce que je suis moi-même traductrice.

    le 6 juin, 2013 à 15 h 45 min
     
  • Celui-ci de Nipun Mehta est pas mal aussi http://www.youtube.com/watch?v=VfcvGHWg9ok + commentaire ici : http://www.huffingtonpost.com/2013/06/04/nipun-mehta-commencement-2013_n_3380968.html

    le 6 juin, 2013 à 17 h 03 min
     
  • @Sophie : j’ai fait ce que j’ai pu, il y a des erreurs et des approximations, certes. Sans doute parce que je ne suis pas traductrice.

    le 9 juin, 2013 à 11 h 23 min
     
  • Merci pour la traduction :)
    Dans un autre registre, je garde en tête le discours de Pacino dans l’enfer du dimanche
    Tout simplement goldish !

    le 11 juin, 2013 à 15 h 41 min
     
  • Ben moi je l’ai trouvé très bien cette traduction! Parfois approximative mais tout à fait fluide et très bien écrite. Et je suis traductrice.
    Non mais c’est chiant les gens qui cassent, jamais contents…

    le 14 juin, 2013 à 9 h 20 min
     
  • Perso, dès que je vois ce genre de discours, je pense à cette vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=iHVC_EQne7w

    Et je ris.

    le 14 juin, 2013 à 19 h 08 min
     
  • Sympa le discours, sont forts ces ricains !

    le 20 juin, 2013 à 10 h 09 min
     
  • Joss Whedon est probablement l’homme qui m’a le plus inspiré. Je m’en doutais après les épisodes finaux de Buffy, je le savais après Firefly, j’en suis aujourd’hui persuadée. Merci d’avoir partagé ce discours, merci à Ondine de l’avoir traduit et merci à la providence (et à mon ordi) de placer Joss sur ma route chaque fois que cela est nécessaire.

    Je lis ton blog de façon chronologique depuis un mois, depuis que j’ai lu les morues, et je ne peux plus m’arrêter ( et là j’espères que tu ne te vexes pas que j’ai choisi de commenter un post composé quasi uniquement que d’une citation plutôt que d’autres où tu étais particulièrement en verve). Bien évidemment j’adore ton style et ton humour, mais surtout ce qui me plait le plus et me pousse à lire post après post au lieu de travailler à réduire ma pile de dossiers, c’est ta capacité à t’indigner (je n’aime plus ce mot depuis que les médias l’ont rabâché et remâché à la sortie du livre de M. Hessel, mais je n’en trouve pas d’autre).
    Alors merci, et s’il te plaît continue à partager ton talent !

    le 10 juillet, 2014 à 19 h 41 min
     
  • Et désolée pour le tutoiement.

    le 10 juillet, 2014 à 19 h 42 min
     

Poster un commentaire